Je ne sais pas ce qui m’a pris. Non, vraiment pas. Un coup de poker, ni plus ni moins. Je n’ai pas réfléchi. Il fallait coûte que coûte que je traverse la Marne. Par le pont ou par le bac, peu importait, il fallait que je traverse pour rentrer chez moi le plus vite possible. Je n’ai pas essayé de ménager la chèvre, le chou, pour qu’ils ne se fassent pas dévorer par le loup. Moi aussi j’avais une rivière à traverser. Personne n’était là pour résoudre mon énigme. J’étais la chèvre ou le chou et je me suis fait dévorer…ou plutôt étrangler par un fou ! Rien n’indiquait qu’il pouvait être dangereux à ce point-là. Bien sûr, en y repensant, il semblait très agité, et courait en tous sens et criait à tue-tête après quelque chose qu’il avait perdu. Je n’ai même pas eu le temps de réaliser ce qui m’arrivait. C’est quand j’ai vu que j’étais étalée là, sans vie sur le pont de Marne, que j’ai compris que j’étais morte étranglée par ce cinglé. Je lui hurlais d’arrêter de s’acharner sur mon cou, que j’étais morte et bien morte…mais il ne semblait pas m’entendre ! J’avais beau m’agiter, essayer de lui faire lâcher prise, rien n’y fit. J’étais bien obligée de me rendre à l’évidence : j’étais devenue invisible. Je n’existais plus pour personne. On ne m’entendait même pas hurler. Effrayant, non ? Je me suis soudain dit que j’allais me réveiller de cet horrible cauchemar, que comme dans tous les cauchemars, lorsque l’on crie, le cri vous reste toujours dans la gorge, mais que ça ne dure jamais car on se réveille…Abominable, cette impression de terreur qui vous habite, alors que vous criez pour appeler au secours et que pas un son ne sort de votre gorge ! J’avais perdu ma voix ! Oui, j’allais sûrement me réveiller de ce mauvais cauchemar…enfin c’est ce que je pensais avant de comprendre très vite que cette étrange situation était bien réelle.
J’étais spectatrice d’un fait divers dont j’étais la victime, sans pouvoir rien y changer. J’étais spectatrice de ma propre mort.
J’étais morte en ce beau jour naissant de Mars 1965.
Je voyais mon enveloppe charnelle étalée là, comme s’il ne s’agissait que du corps de quelqu’un d’autre. J’étais moi et en même temps ce n’était plus moi. Pourtant c’était encore moi ; j’étais encore vivante puisque j’étais capable de penser et de ressentir des émotions.
Pendant ce temps, la Marne, nonchalante, faisait tanguer doucement des barques de pêcheurs abandonnées sous les saules. Des cygnes majestueux glissaient sur l’eau verdâtre suivant de loin en loin une péniche au long cours. Sur le ciel que le jour grignotait à la nuit, s’élevait, imposante, la Tour de Castellane qui surplombait le paysage de toute sa hauteur.
Le boulanger du coin dont la vitrine donne sur le pont, le cafetier, le livreur de journaux qui passait à vélo, et quelques autres lève-tôt ont accouru pour essayer de me sauver mais il était déjà trop tard. Je leur ai dit qu’il était trop tard, mais ils ne m’ont pas écoutée. Comme ils n’ont pas écouté non plus quand je leur ai demandé que j’aurais bien aimé qu’ils descendent le long de mes jambes les pans de ma jupe pour cacher mes genoux. C’est vrai, c’est indécent de montrer ses cuisses comme ça à n’importe qui et puis je n’ai jamais aimé mes genoux que j’ai toujours jugés trop gros. L’un d’eux a essayé de me faire un massage cardiaque…sans succès, pendant que d’autres tentaient de retenir prisonnier mon criminel, en attendant l’arrivée de la police. Le type devait être connu, car les témoins ont tout de suite appelé l’hôpital psychiatrique de Châlons. Ce sont les ambulanciers qui sont arrivés en premier, toutes sirènes hurlantes. Ils ont eu beaucoup de mal à passer la camisole de force à ce fou dangereux et décidément très agité. L’un d’eux a même dit que la décision de relâcher ce patient avait été une grossière erreur, que c’était beaucoup trop tôt, qu’il était décidément trop dangereux et qu’ils allaient le garder au frais quelque temps.
« Surtout que vous savez pertinemment qu’il est dangereux, puisque chaque fois que vous le laissez sortir, il se conduit bien quelque temps et puis il pète les plombs et s’en prend à quelqu’un ! Maintenant qu’il a tué, j’espère que vous aurez compris qu’il ne faut plus le relâcher, bon sang !» a dit une dame de Magenta, très en colère.
Et il fallait que ça tombe sur moi.
Pourtant on m’avait prévenu de l’autre côté de la berge, que c’était risqué de traverser le pont avec ce fou qui barrait le passage…mais, on pense toujours que ce genre de choses n’arrive qu’aux autres. Ha, si j’avais su… mais qu’est ce qui m’a pris !
J’étais pressée de rentrer à la maison avant mon mari, ça c’est sûr. Tout ça pour une histoire de temps…J’ai toujours pensé qu’à courir après le temps, on s’avançait toujours plus vite vers sa mort…Quelle bêtise ! Si j’avais attendu que le pont soit libre, je serai toujours vivante. A l’heure actuelle, j’essuierais les foudres de mon mari mais je serais toujours de ce monde !
Ensuite ce sont les policiers d’Epernay qui sont arrivés sur les lieux du crime, de mon crime. Ils ont constaté mon décès. Puis ils ont ouvert mon sac à main pour trouver des noms, savoir qui prévenir en cas de…Je n’avais qu’une peur c’est qu’ils ne se trompent de personnes. Il ne s’agissait pas qu’ils prennent mon amant pour mon mari ou vice et versa…vu que dans mon carnet d’adresses les deux noms y figuraient : Chéri 1 et Chéri 2. J’ai toujours aimé la discrétion et depuis que j’ai lu dans un roman policier que les carnets d’adresses perdaient toujours les coupables…je fais très attention ! Je mets le moins de noms possible ou je les inscris sous forme de codes, comme ça, au cas où mon carnet viendrait à disparaître…
Vous savez comment ça se passe dans les petites villes ; on a vite fait de jaser. Je n’avais pas envie que ma vie soit la proie des commères, encore moins ma mort. En fouillant dans mes affaires personnelles – du reste, ils ne prenaient aucun soin ; la moindre des choses serait quand même de respecter les affaires d’autrui, surtout quand autrui est mort ! -, ils ont par mégarde laissé tomber mon tube de rouge à lèvres qui a roulé sous l’un des piliers du pont. Je me suis égosillée pour qu’ils le ramassent et le remettent à sa place - c’est que j’y tenais à ce rouge à lèvres-là - mais ils ne m’ont pas entendue, trop occupés à décider de la bonne personne à appeler !
Par chance et sans se poser de questions, ils ont relevé le numéro de téléphone du bureau de Chéri 1, le premier sur la liste ; c’est donc mon mari qui allait recevoir la mauvaise nouvelle. Enfin mauvaise…avec lui je m’attendais à tout ; il serait peut-être soulagé finalement, vu le peu d’intérêt qu’il me manifestait depuis une paire d’années, me faisant toujours passer après sa sacro-sainte carrière. Je n’avais pas à me plaindre, c’est vrai, je ne manquais de rien, j’avais de l’argent à n’en plus savoir que faire, mais rien ne remplaçait la présence d’un être aimé auprès de soi. Nous passions notre temps à nous bagarrer tous les deux, néanmoins, je pensais que l’annonce de ma mort allait lui occasionner un choc quand même…le pauvre…
Quant à R., mon amant, auprès de qui je recherchais l’amour qui me manquait à la maison, il allait être bouleversé d’apprendre mon décès par voie de presse…Il m’aimait tant ! Il allait s’en vouloir toute sa vie de ne pas avoir pu me prêter quelques euros pour me permettre de traverser la rivière en empruntant le bac du passeur. C’est bête, je n’avais aucune liquidité sur moi ; ça arrive quand on oublie de passer à la banque. R. n’avait jamais un sou en poche. C’était toujours moi qui réglais nos petites dépenses. Question pratique, car nous les femmes avons le privilège d’avoir un sac à main. Les pièces déforment les poches de pantalon des hommes, voila pourquoi les hommes n’ont jamais de quoi acheter le pain. R. m’a plutôt rassurée en me convaincant de ne pas écouter ces sornettes quand je lui ai parlé du type bizarre qui m’empêchait de traverser le pont.
« Mais passe donc par le pont, il ne t’arrivera rien ; ce type est un doux dingue ; il ne ferait pas de mal à une mouche ! » m’a-t-il répliqué en me faisant un clin d’œil confiant.
Rassurée oui…mais je ne l’étais qu’à moitié quand même. Aussi avant de m’apprêter à traverser le pont, comme je passais devant chez lui, je me suis arrêtée chez A., un ancien copain de lycée, pour lui demander de me prêter quelques pièces afin de suivre mon idée et de prendre néanmoins le bac de ce fichu passeur, décidément mal aimable. Je n’ai pas compris que le passeur n’ait pas voulu me faire crédit. Je n’étais pourtant pas une inconnue pour lui ; j’étais la femme de son ancien copain d’enfance qu’il n’a pourtant jamais perdu de vue. Mais on ne s’est jamais estimé tous les deux et il m’a même un jour traitée de pimbêche, alors en y réfléchissant, il ne fallait pas que j’attende de service de sa part.
A. était de méchante humeur, - je le réveillais à l’aube, il est vrai, mais ce qui n’explique pas qu’il m’ait envoyée paître de la sorte, lui qui s’est toujours dit amoureux de moi, -amoureux et collant entre nous soit dit ! -, il a tout simplement refusé de m’aider en se recouchant et en me disant d’un ton sarcastique « d’aller me faire foutre, en l’occurrence chez R., mon amant, cet enfoiré ! » Je ne l’ai jamais entendu proférer des mots aussi grossiers à mon encontre et cela m’a perturbé car je croyais en son amitié. Aussi, c’est avec tristesse que je me suis engagée sur le pont de Marne. Le temps passait et si je continuais à tergiverser ainsi, mon mari serait rentré de voyage et m’attendrait à la maison pour constater que j’avais découché. Tout sauf ça !
Les policiers ont fourgué mon corps dans un sac en plastique dont ils ont fait glisser la fermeture éclair dans un couic désagréable, me coinçant une mèche de cheveux par la même occasion, et hop, je suis partie dans le fourgon, direction la morgue. Enfin quand je dis je, je veux parler de mon corps tout seul, car il fallait bien me rendre à l’évidence, mon autre je restait toujours en suspension dans les airs, au-dessus du pont. Là il ne se passait plus rien, puisque mon je-corps avait été embarqué vers la morgue – la morgue…quel drôle de nom donné à un endroit où même quelqu’un plein de morgue est vite réduit au silence ! Encore un exemple des incongruités de notre belle langue-
Je n’avais donc plus rien à faire ici.
C’est ainsi qu’en me concentrant par la pensée sur l’endroit où je désirais me rendre, je me suis aperçue que je m’y retrouvais instantanément, et apparemment toujours invisible aux yeux de tous. J’étais donc morte et bien morte, ça ne faisait aucun pli ! Si l’on m’avait dit que la mort était aussi simple…juste un passage de l’autre côté, imperceptible, sans souffrance, je ne m’en serais pas fait une telle montagne dans ma courte vie terrestre.
Je continuais donc à aller et venir, ça et là, à côtoyer les uns et les autres ; je me déplaçais à la vitesse de la pensée, légère, légère. Je voyais sans être vue : le rêve pour quelqu’un de curieux comme moi ! Le gros inconvénient dans cet état de chose, c’est que je ne pouvais plus converser avec les gens, je ne pouvais plus donner mon avis, intervenir…et ça c’était pour moi très inconfortable de ne pas être entendue ! J’aurais aimé au moins pouvoir dire à ceux qui n’auraient pas manqué de me pleurer que tout allait bien, que la mort n’était pas si monstrueuse que ça, qu’ils ne se fassent pas de souci pour moi etc…leur parler quoi, tout simplement ! C’était très frustrant comme situation, mais il allait bien falloir que je me fasse à ma nouvelle condition.
Consoler les êtres proches qui sont soudain assommés par votre disparition était l’une de mes préoccupations. Comment allaient-ils réagir par rapport à cette grande douleur ? J’appréhendais le fait de voir ceux que j’aimais, pleurer et souffrir de mon absence. Le genre de situation qui m’aurait rendue très malheureuse. Je me fis donc un devoir d’assister mes proches lors de l’annonce de ma disparition, me disant que, même s’il m’était impossible de leur parler, j’aurais sûrement trouvé une manière de leur faire un signe pour les consoler…
Mon mari a eu l’air choqué quand les gendarmes sont arrivés pour lui annoncer la mauvaise nouvelle, à tel point que l’un d’eux l’a fait asseoir, lui a fait ingurgiter un verre de marc de champagne et lui a tapoté gentiment l’épaule en signe de réconfort. Les gendarmes avaient finalement préféré ne pas utiliser le téléphone, vu l’heure matinale de mon assassinat. Quand ils sont repartis quelques minutes après, mon mari ne s’est pas effondré en larmes comme je l’aurais imaginé. Il a tout simplement continué à faire ce qu’il avait entrepris de faire avant l’arrivée des gendarmes : il a continué de moudre son café comme si rien ne s’était passé. Il était sous le choc, bien évidemment, il ne réalisait pas encore le drame. Je me suis toujours dit qu’on ne pouvait pas mesurer la douleur des gens devant la mort. Il y a ceux qui hurlent leur chagrin et ceux qui dans une grande pudeur restent dignes en avalant leurs larmes. Ces derniers faisaient preuve d’une grande force et d’un certain courage. Mon mari, sans aucun doute, faisait partie de ceux-là.
Mon amant R. faisait aussi partie de ces gens-là. En apprenant la nouvelle par le journal l’Union, il s’est pris la tête entre les mains quelques minutes qui m’ont parues une éternité –je n’ai pas bien vu s’il pleurait- et il s’est tout de suite repris. Il a sauté dans sa voiture pour partir au boulot, direction l’avenue de Champagne où il travaillait comme caviste dans une grosse boîte de Champagne bien connue. Une journée comme une autre, à l’en croire…Quel courage ! Mais ne dit on pas que le monde continue à tourner même quand les gens meurent par milliers sur la terre ? C’est comme ça, ainsi va la vie. Il faut continuer à avancer malgré le désespoir. Chapeau, moi je ne sais pas comment j’aurais réagi dans la même situation !
En ville, on ne parlait plus que de ma mort. J’étais le sujet de toutes les conversations, au marché, à la poste, chez le coiffeur… Je ne pensais pas que je deviendrais un jour aussi célèbre, je ne pensais pas mériter autant d’attention, ni déclencher autant de passions. Je faisais la une des journaux. On me plaignait beaucoup. « La pauvre femme…c’est horrible…c’est pas de chance…elle avait tout pour être heureuse…c’est ignoble…on vit dans un monde de fous…un crime odieux parce qu’on est trop laxistes…un accident stupide qu’elle aurait pu éviter si elle n’avait pas été là…le destin, ça tient à rien parfois… » Bref, on ne parlait que de moi et plutôt en bien, je dois dire ; ça fait toujours plaisir à entendre. En bien…Sauf quand, par inadvertance, vous avez le temps de lire les pensées de certains - ou plus précisément de certaines- …qui disent ces paroles-là en pensant tout le contraire. Comme Madame Veuve-jamais-remariée M. qui tout en proférant « Ho oui, elle va tant nous manquer…oui elle était si jolie…ho non, elle ne méritait pas ça… » d’un air tellement contrit…et que j’ai surpris à penser très fort :
« Allez hop, une de moins sur le marché ! Elle m’a toujours fait un peu trop d’ombre celle-là…trop jolie, trop charmante, trop, trop ! Trop sotte, oui ! Et puis son mari, plein aux as…voilà qu’il est libre comme l’air maintenant ! »
Je n’aurais jamais imaginé de telles pensées venant d’une personne qui m’avait toujours semblé si affable…Comme quoi, on ne peut jamais se fier à personne. C’est un peu décevant de découvrir ça, et en même temps, c’est instructif.
C’est pourquoi, sous aucun prétexte, je n’aurais raté mon enterrement !
J’ai été obligée de leur demander une rallonge de temps, aux gens de là-haut ; ce qu’ils m’ont accordé bien volontiers. Ils n’ont pas été surpris de ma requête car il paraît que tous les morts, avant de quitter ce monde, demandent cette faveur qu’on leur octroie gentiment et c’est bien normal après tout.
Un monde…mais un monde ! J’ai cru que l’église Notre-Dame d’Epernay ne pourrait jamais contenir autant de gens.
Il faisait un soleil radieux. J’aurais préféré que le temps soit gris, ou qu’il pleuve…Le temps devrait toujours être à la pluie, les jours d’enterrement ; ce serait plus décent pour une telle circonstance. Quand j’ai présenté cette requête aux gens de là-haut, ils m’ont répondu en rigolant que vu le nombre de morts aux quatre coins du monde, si tel était le cas, il pleuvrait tous les jours, et qu’il n’était pas question de changer le calendrier de la météo, déjà trop difficile à tenir. Ils n’avaient pas tout à fait tort, déjà qu’ils se trompent toujours sur le temps qu’il va faire.
J’ai eu droit à une belle messe, rien à dire. Vraiment belle ! Tout le monde s’y attendait, vu la situation honorable de mon mari.
Mon mari avait respecté toutes mes volontés qu’il s’était rappelées quand je lui disais de mon vivant, en plaisantant « Si je meurs, je ne veux que des fleurs blanches sur un cercueil en bois blond, je veux un Ave Maria chanté, je veux des poèmes d’espoir, une chorale comme ci, comme ça… » Je riais en imaginant que ce serait le plus tard possible, comme quoi…ça a dû me porter malheur !
Tout y était ! L’Ave Maria a été chanté par un ténor hors-pair. Même moi, j’en ai eu des frissons partout, c’est vous dire…Le seul petit reproche que je ferais à mon mari, c’est de ne pas avoir choisi une plus jolie photo de moi à poser sur mon cercueil. J’aurais préféré qu’il choisisse celle où je suis plus en valeur et où je ris. Sur celle-ci, j’avais l’air trop sérieux et dix ans de trop.
Tout le gratin de la ville était là. Vu la situation respectable de mon mari, tout le monde se devait d’être là, - le dernier évènement dont on parle, vous pensez ! –, pour éviter les « Mais comment, vous n’étiez pas aux obsèques de Mme X ?! » Et les regards outragés qui s’en seraient suivi. Non, non, tout s’est bien passé dans l’ensemble.
J’ai juste été contrariée d’apercevoir le Docteur F. entrer sur la pointe des pieds, déposer une enveloppe après avoir signé le registre, comme s’il avait assisté à ma messe et…repartir aussitôt. Il est très occupé mais quand même…Je n’ai pas apprécié non plus, tous ces gens qui sont arrivés en retard, en particulier les C., les J., les S (et j’en passe !) qui sont arrivés pratiquement à la fin et qui se sont placés dans les premiers rangs, en espérant échapper à la queue, pour bénir plus vite ma dépouille. Et puis Monsieur le Maire qui n’a pas arrêté de regarder sa montre, et Mme T. qui n’a pas cessé de pleurer dans son mouchoir en se mouchant très fort alors qu’elle a toujours raconté pis que pendre sur moi. J’aurais aimé, à l’inverse que mon Chéri 2 pleure un peu plus…mais le pauvre homme était encore sous le choc, ça se voyait. Il ne réalisait pas vraiment encore ce que mon absence allait laisser comme vide. Pour mon mari, objet de tous les regards, c’était logique qu’il reste digne ; on n’en attendait pas moins…Et cette Mme Y., toujours à se retourner pour voir si l’église se remplissait et qui zieutait chaque place pour contrôler qui était là ! Et les deux commères du banc du fond qui n’ont pas cessé de jacasser. J’arrête là mon inventaire, on ne refera pas le genre humain et puis de là où je suis, tout ça m’est devenu tellement risible et dénué d’importance ! Le monde est tellement mesquin, que je n’ai qu’une hâte finalement, c’est de rejoindre mes nouveaux pénates et découvrir ce qui m’attend maintenant. Alors le reste, le cimetière, la crémation, tout ça, j’étais pressée que ça se termine. J’ai pas vraiment tout suivi. Je suis allée jusqu’au bout mais comme s’il ne s’agissait plus de moi. J’étais déjà ailleurs.
Avant de partir pour toujours, j’ai voulu une dernière fois revoir ma maison.
Je m’y suis donc rendue quelques heures après être passée par le cimetière, après le calme revenu. Quelle ne fut pas ma surprise de voir, chez moi, installés autour d’une bière, mon mari, mon amant, mon ex-petit-copain de lycée et le passeur qui conversaient amicalement sur un ton badin. Les vieux copains d’enfance que je croyais presque tous perdus de vue.
J’ai trouvé sympa l’idée de se réunir autour de mon mari et de partager sa peine. Bien sûr, aucun d’eux n’a eu le cœur de le laisser tout seul chez lui avec son chagrin et sa solitude un soir pareil…Chéri 2 avait aussi besoin de réconfort, le pauvre.
Je me suis rapprochée d’eux, en m’installant sur l’accoudoir du canapé, contente à l’idée de prendre part à la conversation après une journée si éprouvante. Chacun parlait de projets : voyages, nouvelle voiture, nouvelle maison, nouveau départ…
« C’est chouette d’avoir autant de beaux projets, les mecs, mais qu’est-ce qui vous arrive ? Vous avez gagné au loto ? » Me suis-je écrié sur un ton enjoué.
Naturellement, ma question est restée sans réponse, puisque je n’existais plus pour eux et qu’ils ne pouvaient plus m’entendre. Difficile de me faire à cette idée-là décidément !
Je me suis donc contentée d’écouter, de plus en plus étonnée, gagnée par la liesse générale.
Et puis mon mari a dit soudain :
« L’important, c’est que vous accédiez à tous vos désirs et que vous soyez contents ! Je crois que j’ai mis le paquet pour que vous puissiez le faire !
— Ha ça, c’est le moins qu’on puisse dire ! On ne s’attendait pas à une si grosse enveloppe !! S’esclaffa mon Chéri 2. Je vais pouvoir m’installer pour de bon avec Françoise !
Tous acquiescèrent de la tête en mêlant leurs rires.
— Ho, mais je vous dois bien ça, c’était dans le contrat ! Vous m’avez débarrassé de notre gentille emmerdeuse et ça, ça n’a pas de prix ! Depuis nos années d’enfance, on s’est toujours promis de se serrer les coudes quoiqu’il arrive et même si nous prenions des chemins différents, vous vous rappelez quand on a échangé nos sangs à sept ou huit ans ?
Rires gras.
Puis Chéri 1 a rajouté l’air grave, en s’enfonçant dans le canapé :
— Louise, elle était gentillette, on l’aimait tous bien mais elle était décidément trop niaise ; elle ne comprenait rien à rien et n’en faisait qu’à sa tête. Je ne pouvais pas continuer à me trimballer une bonne femme qui salissait ma réputation en racontant n’importe quoi, et compromettait ma carrière politique à venir ! Aucune culture, pas assez de classe pour devenir une femme de député ! Si encore elle avait su rester à sa place, mais non, il fallait qu’elle me fasse des scènes et qu’elle aille raconter notre intimité à qui voulait l’entendre ! J’en étais arrivé à la détester, à la pousser dans d’autres bras pour l’avoir le moins souvent possible dans les pattes. - Là, il a fait un clin d’œil à Chéri N°2 qui a souri, même pas gêné - On ne pouvait pas continuer comme ça plus longtemps. Un divorce ? Pas envisageable, ça aurait entaché ma notoriété ! De votre côté, et bien ça va vous faire des vacances, et ça va vous permettre de mettre un peu de beurre dans les épinards aussi, sans risque de surcroît, puisque Jean-Jean va tout prendre sur le dos…c’est pas sa faute à lui, c’est un grand malade du ciboulot ! Il n’ira même pas en prison.
Et puis quelqu’un a levé son verre.
— A la santé de Jean-Jean, notre fou bien-aimé !
Re-rires gras.
— Ouf, j’ai eu bien du mal à le faire rester sur le pont de Marne, le barjot ! Il courait dans tous les sens et de Magenta, il voulait absolument regagner Epernay pour je ne sais quelle raison ! Je lui ai dit qu’il fallait absolument qu’il recherche quelque chose qu’il venait de perdre quelque part sur le pont et que tant qu’il ne l’avait pas retrouvé, il ne pouvait pas se rendre à Epernay car on allait l’enfermer de nouveau à Châlons. C’est là que ses hallucinations l’ont repris comme à chaque fois qu’il est contrarié ! Moi je me suis vite carapaté ! A cette heure, il n’y avait pas âme qui vive sur le pont…juste Louise qu’on a tous bien poussé à traverser ! Moi, en ce qui me concerne, je te serai toujours reconnaissant de m’avoir sorti de ma situation de clochard en me permettant de m’acheter ma première barge pour faire traverser les gens sur la Marne. Je vais maintenant pouvoir investir dans un vrai et gros bateau !
Là, c’était le passeur qui venait de s’exprimer. Il était tellement content de lui, qu’en riant, il s’est à moitié étranglé et il a régurgité la moitié de sa bière sur le tapis persan du salon.
Moi, j’en avais assez entendu. Le ciel me tombait sur la tête. C’est fou comme l’argent peut vraiment tout acheter.
Inutile de vous dire, que je n’ai pas fait long feu. J’ai préféré rejoindre dare-dare ma nouvelle vie, là-haut, tout là-haut.
Je leur laissais le soin de nettoyer mon beau tapis pensant qu’ils trouveraient bien tout seuls la bombe de Pschitt moquette rangée dans le placard sous l’évier.