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Le soleil est chaud en cette fin d’après-midi de printemps. Le petit parc ombragé renaît et bruit au sortir de l’hiver.
Les allées retentissent de cris d’enfants qui courent et jouent.
Les canards s’ébattent dans leur mare et attirent les bambins qui tentent d’échapper à la surveillance de leurs mères.
Celles-ci, tout en gardant un œil vigilant sur leur progéniture, bavardent entre elles, discutant de la varicelle du petit dernier, du prix du beurre qui a encore augmenté.
Elles sortent les goûters soigneusement emballés dans le papier d’alu, elles grondent, elles appellent, elles soufflent sur les bobos, elles essuient les becs dégoulinants de chocolat, elles s’esclaffent…
Le petit parc frémit d’animation joyeuse !
Au milieu des arbres, près de la fontaine, une vieille dame est assise sur le vieux banc de bois tout moussu.
Elle a pris soin de déplier un grand mouchoir blanc qu’elle a consciencieusement étalé sur le banc pour ne point salir sa jupe claire, puis elle s’est assise.
Les vieilles dames sont toujours méticuleuses et toujours prévoyantes. Elles ont horreur des tâches, et inspectent toujours l’endroit où elles vont s’asseoir, surtout lorsqu’il s’agit de bancs publics.
Les gens ne respectent rien. Ils posent leurs chaussures crottées sur les sièges et en salissent le bois. Ils se fichent du promeneur qui viendra s’asseoir là.
La vieille dame est donc installée depuis un petit moment déjà.
Elle regarde à droite, à gauche…Elle scrute les enfants qui sont en train de jouer, elle écoute les observations de leurs mères.
Sur ses lèvres, flotte un sourire vague.
De temps en temps, elle marmonne entre ses dents, secoue la tête d’un air distrait.
Machinalement, toutes les secondes, elle arrange une mèche de ses cheveux qu’elle coince dans son petit chignon strict. Elle caresse le camée qu’elle porte en broche sur le col de sa veste et dénoue un peu son foulard.
Elle lève la tête et regarde le soleil qui joue dans les branches. Elle est bien, là… Elle respire à pleins poumons l’air si doux, elle profite de l’animation…ça la change des mornes journées d’hiver qui la forcent à rester enfermée chez elle …
Dans quelques minutes, elle se poussera sur le banc, là un peu vers la gauche, car elle jugera qu’elle est trop au soleil…c’est pas bon le soleil pour la peau…
Elle observe deux enfants en train de se chamailler. Elle regarde sa montre, jette un regard alentour, et lève la tête vers le ciel.
Elle semble attendre quelqu’un ou quelque chose…Elle s’impatiente.
A ses pieds, un sac Monoprix est avachi. Par moment, elle s’assure de sa présence en le touchant du bout des doigts…puis elle reprend son observation, à droite, à gauche.
Elle regarde à nouveau sa montre, puis se penche sur le sac en plastique qu’elle a gardé à ses pieds. Elle le saisit et le pose sur ses genoux .Elle l’ouvre et en sort quelques quignons de pains qu’elle effrite doucement entre ses doigts et qu’elle disperse autour d’elle.
Aussitôt et en un temps plus court qu’il ne faut pour le dire, une nuée de pigeons s’est abattue sur la vieille dame.
Les volatiles se goinfrent du pain offert.
La vieille dame veille à ce que chacun ait sa part, repoussant les trop gourmands, donnant la béquée aux plus timorés, appelant l’un ou l’autre par son petit nom…c’est qu’elle les connaît bien ses petits protégés !
Tous les jours, à la même heure, elle a rendez-vous avec eux.
La distribution faite, elle les regarde avec un sourire de satisfaction sur les lèvres.
Tous les enfants du parc se sont précipités près de la fontaine pour assister au spectacle.
Leurs cris n’effraient nullement les oiseaux qui continuent leur festin.
Autour d’elle, la vieille dame a une nuée d’enfants et une nuée de pigeons. Elle est au centre de l’événement…Tournez, manèges ! Elle en a le tournis, mais elle est heureuse de tant d’agitation.
Elle répond aux questions, hoche la tête, et sourit aux rires des enfants.
Dans quelques instants, tout ce beau petit monde se sera envolé, enfants et pigeons car le temps va commencer à fraîchir, il faudra songer à rentrer…aussi profite-t-elle du moment… C’est le meilleur instant de sa journée, celui qu’elle attend chaque jour.
Demain, et tous les jours jusqu’aux premiers frimas de l’hiver, elle sera là, au même endroit et à la même heure.
Ce matin, en prenant son chicorée-café, elle lit les gros titres du journal local. L’un d’eux attire son attention.
« La prolifération des pigeons dans la ville de X a entraîné une série d'actions menées par les services municipaux et des intervenants extérieurs afin de limiter les nuisances causées par ce volatile. Parmi ces actions visant à éliminer les oiseaux, la capture par pièges a été retenue et débutera dès aujourd’hui. »
La vieille dame tourne son regard vers la fenêtre et soupire. Dehors, il pleut.
Elle brandit son parapluie, la meilleure des armes de défense aujourd’hui, et se dirige à grands pas décidés vers le petit jardin public!
* Toile de Jean-Louis Frivel